ITSEE : L’institut de la statistique créé pour ne plus naviguer à vue
Depuis le mois de mars dernier, le territoire est officiellement doté d’un Institut Territorial de la Statistique et des Etudes Economiques, l’ITSEE. Un outil tant indispensable pour les études prospectives et la mise en place des politiques publiques sur le territoire, que l’on est en droit de se demander comment les politiques ont oeuvré jusqu’à présent. Pour le président de ce nouvel institut, Alain Richardson, la réponse est claire : la navigation a été à vue. Interview.
Le 97150 : Monsieur le président, bonjour. Saint-Martin, a ici aussi été l’oubliée de la République, s’agissant de la statistique et des études économiques. Pouvez-vous nous rappeler rapidement quelles sont les raisons qui ont fait que l’Institut national, l’INSEE, n’a jamais décliné ses méthodes statistiques pour le territoire de Saint-Martin ?
Alain Richardson : Avant l’avènement de la COM, en 2007, Saint-Martin était une commune de la Guadeloupe et l’INSEE réalisait ses statistiques et ses études en noyant notre territoire dans la masse des autres communes de ce département. Avec, en 2007, la naissance de la Collectivité d’Outre-mer régie par l’article 74 de la Constitution, le besoin de connaître plus précisément le territoire, d’avoir une photographie des indicateurs, est devenu prégnant. Le manque de connaissance des indicateurs nous a d’ailleurs valu à cette époque une mauvaise évaluation des charges correspondantes au transfert des compétences de la Région, du Département, de la Commune et de l’Etat vers la Collectivité d’Outre- mer… Et encore maintenant, pour connaître de façon précise notre PIB, le taux de chômage réel, la constitution des foyers, les logements, etc… mais aussi lors des négociations avec le gouvernement pour définir les Programmes Opérationnels pluriannuels pour notre territoire, ou encore afin de définir notre dotation de l’Etat, nous devons être en mesure d’avoir des arguments tangibles et chiffrés. En 2012, alors que j’étais à la présidence de la Collectivité, la direction de l’INSEE nous a clairement exprimés que, par manque de financement nécessaire de l’Etat, un bureau de l’INSEE n’était pas envisageable à Saint-Martin. Dès lors, nous avons émis l’idée de nous doter d’un outil local, mais cela n’a pas été suivi par la mandature qui nous a succédé. Revenus au pouvoir en 2022, nous avons immédiatement réenclenché les procédures afin de créer l’ITSEE.
Le 97150 : L’ITSEE, dont vous êtes le président, a donc été créé en mars 2023 en Etablissement Public Administratif (E.P.A). Par une convention, l’INSEE a détaché Mr Philippe Winnicki, que vous avez nommé à la direction de l’Institut. Pourquoi ces choix ?
Alain Richardson : Pour la crédibilité et la transparence de l’ITSEE, il nous fallait une structure indépendante des organes politiques. En créant l’institut en E.P.A, l’institut est autonome, régi par un Conseil d’administration, composé d’élus du Conseil territorial, 4 de la majorité et 1 de l’opposition, d’un membre de la société civile, la présidente du CESC qui est également vice-présidente de l’ITSEE, et d’un membre de la CCISM. S’agissant de la convention avec l’INSEE, nous n’avons rien inventé. Nous avons pris exemple sur les instituts de la statistique de Nouvelle Calédonie et de Polynésie qui existent pour la première depuis 1985 et pour la seconde depuis 1976. Tous deux ont pour directeurs des agents détachés de l’Institut National, INSEE. La convention avec l’INSEE qui est d’une durée de 3 ans renouvelable, nous accorde ainsi cette crédibilité, en nous dotant d’un agent statisticien issu de l’INSEE, qui connait les procédures et que nous avons nommé à la direction. La statistique et les études économiques sont des métiers qui ne s’inventent pas…
Le 97150 : Le budget de l’ITSEE reste pour autant financé par la Collectivité… Quel est son montant ?
Alain Richardson : Oui, tout à fait. Ce n’est pas un Etablissement Public Industriel et Commercial (EPIC, statut de l’Office de Tourisme, NDLR) qui peut générer des produits. Là, c’est un E.P.A, qui n’a pas vocation à générer des recettes. Le budget qui sera alloué pour 2024 sera de l’ordre de 1.1M€ à 1.5M€ pour permettre entre autres de payer les salaires des 5 personnes actuellement recrutées plus 3 autres qui le seront entre le début de l’année 2024 et l’été prochain. D’ici à 2025, l’équipe de l’ITSEE devrait être constituée d’une dizaine de salariés permanents, et nous aurons également des embauches ponctuelles d’enquêteurs. L’ITSEE va par ailleurs s’installer prochainement dans ses nouveaux locaux à Hope Estate, que nous allons entièrement équiper en mobilier, en informatique, etc. Nous avons acquis l’ensemble des logiciels qu’utilise l’INSEE pour réaliser les enquêtes et les études. L’institut est désormais prêt à fonctionner.
Le 97150 : Justement, quelles seront les premières enquêtes menées, et sur quelles bases?
Alain Richardson : La tâche est ardue, mais ô combien nécessaire… Notre base de travail repose sur le recensement de la population, toujours opéré par l’INSEE. C’est une prérogative de l’Etat dans le cadre de sa mission de service public. Le recensement de la population fournit de multiples informations qu’il faut recouper et analyser. Les logiciels sont déjà en train de mouliner s’agissant des données démographiques. Les résultats et les indicateurs qui en ressortiront seront primordiaux pour mieux définir nos politiques publiques, en matière de logement, d’emploi et de chômage, de constitution des foyers, des catégories socio-professionnelles, de transports routiers, etc. Notre priorité va ensuite sur le secteur du tourisme. Un département d’économie touristique a d’ailleurs été créé au sein de l’institut. Par notre indépendance et notre transparence, nous voulons gagner la confiance des opérateurs touristiques, afin qu’ils nous fournissent les données chiffrées dont nous avons besoin. Ceux-ci doivent aussi comprendre que les études réalisées grâce à leurs données leur permettront aussi d’affiner leurs stratégies commerciale et de développement. Par ailleurs, il est primordial pour nous de connaître l’efficience des politiques menées dans ce secteur touristique, de connaître le retour sur investissement de chaque euro dépensé. A quoi cela sert de dépenser des milliers d’euros en promotion de l’île dans des pays dont on se rend compte qu’ils ne sont pas porteurs ? Il nous faut aujourd’hui mieux identifier les origines de notre clientèle, affiner les données, et connaître le retour sur investissement des actions de promotion qui sont menées et les corriger si cela s’avérait nécessaire.
Le 97150 : Quels sont les autres indicateurs que l’ITSEE veut aborder en priorité ?
Alain Richardson : Evidemment, l’évolution du coût de la vie, qui préoccupe à raison aujourd’hui nos concitoyens, sera aussi notre priorité. Nous allons lancer courant de l’été prochain une enquête sur le comportement des consommateurs, le panier alimentaire moyen, etc. Il nous faut calculer l’indice des prix à la consommation et l’évolution de l’inflation sur le territoire C’est nécessaire et primordial pour conduire nos politiques publiques et assurer à nos concitoyens des réponses qui seront basées sur des certitudes chiffrées et non plus sur des hypothèses parfois aléatoires. Nous sommes par ailleurs en train de mettre en place un « Club de la conjoncture ».
Le 97150 : Un Club de la Conjoncture ? Expliquez- nous ce dispositif…
Alain Richardson : Toutes les données ont une utilité et sont transversales… Nous souhaitons regrouper dans ce Club de la Conjoncture tous les opérateurs qui agissent dans les différents secteurs : Le port, l’aéroport, les marinas, EDF, la Saur, l’EEASM, la CCISM, les opérateurs touristiques (hôteliers, restaurateurs, prestataires …) les opérateurs de téléphonie, Orange et Dauphin Télécom, la CAF, la Sécurité sociale, Pôle Emploi, etc. Chaque organisme détient de son côté de précieuses informations chiffrées. En les regroupant, les recoupant et en suivant leur évolution trimestrielle, l’ITSEE pourra donner à l’instant T des photographies du territoire. Ces informations seront essentielles pour des politiques prospectives, pour d’éventuels investisseurs extérieurs, pour réaliser des études de marché par des porteurs de projet, etc. Bref, tout ce qui nous fait actuellement défaut pour avoir une réflexion politique sur du plus long terme.
Le 97150 : Quels seront vos mots de conclusion ?
Alain Richardson : L’INSEE vient de nous annoncer le nombre officiel de la population à Saint-Martin : 31477 habitants. Un nombre qui est en baisse depuis plusieurs années. Avec nos statistiques que nous serons en mesure désormais de produire à partir de cette base, nous serons plus à même de comprendre cette baisse de la démographie, les tranches d’âge, les catégories socio-professionnelles dominantes, les secteurs d’activité qui embauchent… Je suis très confiant dans cette mission que nous avons à accomplir pour mieux dessiner l’avenir de notre territoire. J’encourage toutefois l’ensemble des partenaires à prendre conscience du rôle majeur qu’ils vont devoir jouer pour que cette mission soit un succès pour tous. Et pour conclure, il me plaît à citer cette phrase de l’éminent statisticien américain William Edwards Deming : Ce qui ne se mesure pas, ne s’améliore pas !